Judith la Chance

(Par sylvie)

– Vous parlez français ? La question a fusé de derrière le comptoir du Trident Store de Sand-Point. En français, sans accent…ou presque.

Et derrière le comptoir, à peine cachés par des lunettes sans montures, deux grands yeux noirs de biche nous regardent incrédules. Deux grand yeux qui appartiennent à Judith, une jeune femme à la peau d’ébène et au sourire éclatant. Elle a dompté sa crinière africaine sous un large bandeau. Son tiroir-caisse est resté ouvert, tandis qu’elle entame une conversation. – Vous êtes Suisses, vous parlez français ? Oh my gosh ! Moi je viens de la République Démocratique du Congo.

Comment cette Judith de Kinshasa a atterri à 26 ans dans une pêcherie du fin fond de l’Alaska ? Elle nous l’apprendra le lendemain soir, dans le carré de Chamade.

C’est à un coup de chance qu’elle doit d’avoir pu quitter sa ville natale et la mal-vie de son pays en guerre chronique. Judith a joué au loto américain et elle a gagné le sésame pour le nouveau monde : une green card. Des « connaissances », lui ont donné l’adresse – indispensable pour avoir le droit d’immigrer – d’une « connaissance » à Seattle. Et voilà la jeune Congolaise transplantée à 21 ans, dans l’univers de l’Oncle Sam. Elle qui ne parle pas trois mots d’anglais. Elle prend des cours et trouve un job à l’aéroport de Seattle, chez un traiteur. Rien de mirobolant, mais au moins elle peut rester aux Etats-Unis. Un jour, elle entend parler du travail bien payé que l’on propose dans les pêcheries d’Alaska. Elle pose sa candidature à la coopérative Trident de Sand-Point, et…banco, on l’embauche !

Judith sait plus ou moins ce qui l’attend : 16 heures de travail par jour, debout, les mains dans le poisson sanguinolent, les narines agressées par l’odeur nauséabonde.

Boulot, dodo et aucune distraction dans un bled froid et brumeux, entièrement voué au business du saumon et du flétan.

Certes, il y a des pauses, l’avantage d’être logé nourri blanchi pour 15 dollars par mois et un salaire net de quelques 2’000 dollars. 2000 bugs pour sa pêche miraculeuse, Judith n’hésite pas à laisser tomber les plateaux repas, ni à planter à Seattle un fiancé qu’elle pourra revoir quelques semaines par an, pendant ses vacances d’hiver. Elle va une nouvelle fois tenter sa chance, en Alaska.

Dans le petit avion qui l’amène d’Anchorage à Sand point, Judith converse avec Steeve, son voisin qui se trouve être le gérant du magasin de la coopérative Trident. Sympa, Steeve. Il lui donne toutes sortes d’informations précieuses sur la vie à Sand-Point et le fonctionnement de la pêcherie où elle commence son travail dès le lendemain.

Dures très dures les journées poissonneuses et poisseuses passées à l’usine de conditionnement.

Judith est à la peine. Au bout de quelques jours, la direction la convoque. On va la virer ? Non, l’employée du Trident store  s’en va et Steeve a pensé à la jeune Congolaise de l’avion pour la remplacer : douze heures de boulot par jour pour le même salaire.

C’est ainsi que depuis deux ans Judith la Chance gagne sa vie sans se salir les mains, avec un patron magnanime qui la laisse parfois, quand la saison s’achève, faire des journées de 10 heures. L’ennui c’est que la baraka des uns rend les autres jaloux. Ses anciennes compagnes d’usine, Philippines ou Sud américaines, lui battent froid. À Sand-Point, Google et Skype sont devenus ses seuls compagnons. Google pour les films et Skype qui lui permet de rejoindre tous les soirs ceux qu’elle aime, à Seattle ou à Kinshasa. Et tant pis pour la facture exorbitante de l’internet.

– 200 dollars par mois, c’est beaucoup trop, mais sans internet je meurs », admet Judith qui va tout de même rempiler pour une année au Trident store de Sand-Point, si loin de Kinshasa où elle n’a pas du tout l’intention de retourner. Good-luck, Judith !

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