« Flétan pas ! » ou court récit d’un hippoglossinae

(Par Fred)

Avertissement : Je déconseille ce récit à toute âme sensible !

Quelle dantesque fin de journée ! La brume s’est malheureusement dissipée et les envahissants rayons de soleil que je perçois là-haut me coupent toute envie de me balader plus près de la surface. Seules les lamproies semblent oser s’aventurer si près de ce que j’appelle « la frontière ». Je dois avouer que cela m’arrange plutôt bien qu’il y ait autant de va-et-vient ici-bas, les perspectives d’un repas consistant étant d’autant meilleures. Je continue donc mon cheminement à travers les cailloux, impatient de rejoindre la vase. En effet, l’endroit où je me trouve actuellement, bien que plutôt charmant à marée haute, est clairement inintéressant à cette heure-ci, hormis les quelques chétifs crustacés que je gobe au passage, en guise d’amuse-gueules. Mais quelque chose d’inhabituel attire soudainement mon attention. Une ombre. Imposante de par sa taille, la forme de carène me rappelle les récits de voyage des anciens, ceux qui sont allés au large. Et il ne peut s’agir d’une baleine à cet endroit. Je décide d’aller investiguer prudemment et me dirige donc lentement et curieusement vers la zone. Plus je me rapproche, plus le contraste entre l’obscurité tranquille et la lumière vespérale diffuse est majestueux. Mais il me fait froid dans le dos. Mon caractère atrabilaire me fait pressentir un danger. C’est alors que j’aperçois un peu plus loin dans la pénombre un petit poisson luisant. Serait-ce un hareng égaré ? Ou un jeune sockeye en vadrouille ? Qu’importe, il conviendra parfaitement pour assouvir ma fringale. Je fonce donc sur lui avant qu’il ne s’en aille.

Je mords.

Une effroyable douleur me saisit toute la gueule. Je ressens une affreuse brûlure dans la mâchoire, qui se prolonge sous forme de crampe dans ma bajoue gauche. Tous mes muscles se contractent et je parviens à peine à garder mes esprits. Je me ressaisis et m’efforce de garder mon calme en attendant que la douleur se dissipe quelque peu. Trop tard, ça recommence. La souffrance est ravivée de manière encore plus intense et je me retrouve de surcroit emporté à grande vitesse vers le haut. Je panique, je me bats, je me débats, je me tourne, je me retourne, mais rien n’y fait, je suis complètement impuissant face à cette force mystérieuse qui me tire vers la surface. Le temps s’arrête, mais pourtant l’ascension me paraît interminable. J’ai mal. J’ai peur. Et je continue ma course effrénée et inévitable vers la frontière…

J’entre en enfer. Je ne parviens plus à respirer. Les branchies me brûlent. Autour de moi, tout n’est que mouvement et agitation. Une terrifiante créature lutte avec une longue perche noire qui réagit à mes mouvements pendant que trois autres lui tournent autour semblant chercher leur place. Je rassemble alors mes forces, et d’un geste brusque, je replonge. Enfin je respire à nouveau, et je nage. Fuir. Il s’agit de ma seule chance de salut. Je nage aussi rapidement que je le peux, espérant atteindre le fond afin d’y trouver une cache. Mais inopinément je suis encore une fois aspiré vers le haut. Tout autour de moi défile à vive allure et derechef, je suffoque. Je réussis à repasser la tête de l’autre côté, mais ne comprends plus ce qu’il m’arrive. Je ne parviens même plus à distinguer la surface du fond.


Tout le reste n’est que flou. Je vois une large surface blanche, puis j’aperçois l’eau. Celle-ci me semble tellement lointaine, bien qu’un seul saut me sépare d’elle. Tout se déroule au ralenti, dans un silence absolu. Je suis maintenant dans un état de quasi béatitude. Je n’ai plus mal. Je n’ai plus peur. L’une des créatures brandit un objet brillant reflétant les chauds rayons tout droit sortis des limbes. Je sens ce glaive pénétrer dans mes branchies et se diriger irrémédiablement vers mon cerveau. Je ne peux empêcher un ultime soubresaut. Je retrouve enfin l’obscurité si apaisante.

1 Commentaire

  1. Björn et Marguerite Répondre

    Mais quelle histoire tragique…. j’espère au moins que vous l’avez dégusté avec respect.
    Bonne route et merci de vos récits palpitants.
    Bjorn navigue avec Bernard en mer Baltique.
    A bientôt
    Marguerite

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.