Juan-Carlos, l’ermite conquistador

Un dernier adieu à nos hôtes de la Baie Tic-Toc  qui ont l’air très déprimés de nous voir partir et tic-tac…4 heures de navigation plus tard, nous jetons l’encre à  Puerto Santo Domingo, au pied du Calvario, un pain de sucre tout pointu, sans croix ni Christ, à son sommet.

Nous ne savions pas encore que nous étions sur la propriété maritime de Juan-Carlos, visiblement l’unique habitant du lieu, sans compter le chien.  L’accueil est chaleureux.  Le chien nous gratifie  de grands coups de langue et le patron aussi. 

Parce, contrairement au chien, le patron sait parler. Alors il parle, parle…il a une tchatche étourdissante. On dirait qu’il a retenu les mots dans sa bouche depuis des mois et que tout sort d’un coup…Une logorrhée, ponctuée de t chuintant et de h aspirés. Il nous mitraille de son parler chilien. Nous essayons de saisir au vol quelques bribes de sa conversation.  Debout dans son confortable salon , avec vue sur Chamade.

Juan-Carlos est arrivé dans ce paradis, à l’âge de 17 ans (il en a 61 aujourd’hui). Il y vit toute l’année, nous explique-t-il.  Il a un titre de propriété sur 180 hectares de pampa, de montagnes, de rivières et de plages.  Même la mer  de la crique lui appartient. « Je suis sans doute le seul homme au Chili, à posséder un bout de mer », dit-il en rigolant.

Profitant d’une respiration entre deux enchaînements de phrases, nous nous exfiltrons sous prétexte d’aller visiter un bout de la dite propriété. Ce qui n’est pas chose aisée quand on n’ a pas les bonnes chaussures.

Les promenades sont toujours propices à stimuler l’imagination.  Juan-Carlos nous a dit que son père était un partisan d’Allende et qu’en vertu d’une vieille loi, sur la colonisation de la Patagonie, il avait, en tant que serviteur de l’Etat, eu droit à la terre vierge de Santo Domingo.

C’est là que Juan-Carlo, à peine sorti de l’adolescence, se réfugie pendant quelques années, en pleine dictature militaire. L’armée tente de l’y déloger,  parce que Pinochet a décidé que la terre donnée autrefois  par l’Etat, devait être privatisée.  Mais grâce à l’aide d’un jeune gradé, il évite l’expulsion  et parvient  même  à se procurer le fameux titre de propriété dont il est si fier.  Du coup nous déduisons que Juan-Carlos a fui les geôles de Pinochet pour vivre en ermite, chasse pêche et cueillette, au pied du Calvaire.

Mais  n’a-t-il pas aussi raconté qu’il avait laissé une femme et des enfants  à Puerto Montt où il avait quelque business ?  Et que font ces vaches sur la plage ?

Stop. Demi-tour.  On frappe à la porte de la petite maison de bois de Juan-Carlos. « Hola, on vient boire une café et on rembobine le récit.  Calmement ».

Cette fois, le débit raisonnable de Juan-Carlos nous permet de comprendre sa vraie histoire . Nettement moins romanesque que celle imaginée. Oui, il s’est enfui et s’est caché dans la cabane de Puerto San Domingo, pour échapper non pas à Pinochet, mais aux injonctions de son père qui voulait l’obliger à reprendre l’entreprise de construction familiale.  Son père: Une figure politique de Puerto Montt,  un notable, ancien dirigeant du parti radical ( grâce à l’appui duquel Allende avait pu accéder à la présidence de République chilienne).  Néanmoins, pour préserver sa famille et ses affaires, il a rapidement rallié la junte militaire  – « c’était le prix à payer pour ne pas avoir d’ennuis ». – . On l’envoie même négocier le tracé de la frontière avec l’Argentine. Du coup, nous  comprenons  mieux pourquoi Juan-Carlos a bénéficié de la mansuétude et de l’aide  d’un militaire venu coloniser les terres vierges de Patagonie, pour obtenir son fameux titre de propriété. Merci papa.

Après quoi, le jeune homme retourne à Puerto Montt  et se marie ( il a 4 filles et il est grand-père) , Ses affaires prospèrent, il construit et retape des maisons, ouvre un restaurant à Puerto Varas, mais il reste fidèle à sa crique de Santo Domigo, qu’il a aménagé petit à petit au cours de ses va-et-vient entre la ville et la nature sauvage.  

Enfin l’an dernier il  décide de s’y installer pour de bon. Ermite à moitié, puisqu’il loge ( et emploie) dans la cabane d’à coté un copain d’enfance et sa compagne allemande qui fabriquent du  beurre et  du fromage, en attendant de faire de la bière.

Vivre dans la nature, oui, mais avec un  minimum de confort, avec internet (Starlink) et à condition de pouvoir s’en échapper. Justement, en levant l’ancre au matin, on voit se pointer le ferry qui passe tous les deux jours et s’arrête à la demande.

Il n’empêche, si Juan-Carlos n’a rien d’un ermite, il a choisi de jouer les pionniers en Patagonie, dans une nature brut de brut. C’est sans doute ça, l’âme chilienne héritée des Conquistadors.

1 Commentaire

  1. Alain Sugnaux Répondre

    Quel personnage !
    Toujours étonnantes les rencontres faites en voyage. Le lieu façonne ses habitants et quand les voyageurs prennent le temps d’une discussion avec eux, il y a un vrai partage.
    Merci de nous transmettre ces moments magiques.
    Bonne continuation
    Alain

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