Au pays de Janus

C’est dans un épais brouillard et au radar que nous nous engageons, à l’aube dans l’étroit et tortueux chenal qui conduit dans la baie de Tuktuyaktuk (69°27N / 133°02W). Tuk, pour les intimes. On n’y voit goutte et c’est à grand peine que nous distinguons, une après l’autre les bouées vertes et rouges qui balisent le passage, dans des eaux très peu profondes : 4 mètres à peine. Les installations radar de la Dew line (système de défense mis en place par le Canada pendant la guerre froide) émergent dans le gris ouaté du ciel, sous forme d’énormes balles de golf. Dans le cokpit le moral se teinte de la même morosité que le temps. Nous voici amarrés au ponton des hydravions de Tuk la déprime, à une encablure de la pompe à essence et du supermarché. S’il ne fallait pas se ravitailler en fuel et en nourriture, nous repartirions sur le champ. Tuk (900 habitants) se présente comme le village canadien le plus au nord du continent américain. Or grâce à Enrico Mathias, nous savons que les gens du nord ont dans le cœur, le soleil qu’ils n’ont pas dehors. A Tuk, cela semble encore plus patent que dans l’archipel arctique. Tous ceux que nous croisons (même en voiture) nous saluent et s’arrêtent pour faire un brin de causette. On nous invite au barbecue qui aura lieu à l’école à 17h, on nous raconte l’arrivée des belugas, il y a trois jours ; on nous parle de la vie – heureuse – de la communauté, des touristes et des chasseurs qui viennent nombreux d’Inuvik , la « grande ville » située à 140 km au sud , à l’embouchure de la rivière Mackenzie . C’est de là aussi que provient le trafic commercial qui alimente Tuk et les entreprises d’exploration pétrolière qui y ont installé leur QG. D’ailleurs, l’hiver, Tuk se trouve reliée à Inuvik par une « autoroute » tracée à même la glace. Ce n’est pas une communauté isolée et ça se sent, à la façon d’être et de parler des habitants, désormais assimilés au melting pot canadien. Ici plus aucune femme ne se promène avec son bébé dans le dos, le vélo est un moyen de transport plus usité que le quad et les enfants vous demandent comment on fait pour parler une autre langue que l’anglais. Le soleil qui s’est pointé dans les cœurs déchire le brouillard dans l’après midi. Tuk se montre alors sous son autre visage. Celui d’un hameau, avenant planté au milieu d’une toundra couleur d’automne (on y a même vu deux petits arbres), traversé de petits étangs et vallonné de pingos , ces terrils arctiques formés de permafrost et d’eau qui ont poussé en nombre dans les envions. Non seulement ils servent d’attraction touristique, mais aussi de freezer. C’est au creux d’un pingo que sont entreposés, la viande de caribou, le beluga et autres victuailles dont la communauté pourra se nourrir en hiver. A l’école – où chaque classe, depuis l’enfantine possède ses ordinateurs -, le barbecue où nous sommes conviés se compose de hamburgers et de saucisses, ketchup ou mayonnaise Il a été organisé pour accueillir les nouveaux profs. Quelques vieillards sont venus se mêler aux parents d’élèves et aux enseignants pour manger à l’œil. Mais personne ne s’en offusque. Tout le monde est bienvenu à la fête, y compris les étrangers que nous sommes, pour ce moment de convivialité et de « drum dance », ces danses traditionnelles rythmées par les tambours inuits. Ce soir ce sont les élèves qui s’exécutent, au son assourdissant des tambours virtuels battant dans la sono . Et c’est un < »homme Blanc » qui mène le bal. Car à Tuk, désormais, ce sont les instituteurs des venus de Toronto ou de la Nouvelle Angleterre qui enseignent aux jeune Inuits, leurs traditions, leur langue et leur propre culture. Oubliée, la déprime du matin gris. Sous le soleil, Tuk, l’hospitalière nous a souri : la directrice de l’école nous a ouvert son réseau internet, la gendarmerie royale canadienne, ses douches, Sister Fay (de la mission de Notre Dame de Lourdes) sa machine à laver et, comble de gentillesse, la nuit nous a offert une somptueuse aurore boréale, en guise d’adieu.

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